M’adormia d’hora
p. 11
Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à
peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais
pas le temps de me dire: “je m’endors.”
Despertar és com néixer
p. 14
Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût
profond et détendit entièrement mon esprit; alors celui-ci
lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi et, quand
je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où
je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais;
j’avais seulement dans sa simplicité première le sentiment
de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal; j’étais
plus dénué que l’homme des cavernes; mais alors le souvenir
–non encore du lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux
que j’avais habités et où j’aurais pu être- venait
à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où
je n’aurais pu sortir tout seul; je passais en une seconde par-dessus des
siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue
de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu,
recomposait peu à peu les traits originaux de mon moi.
La madeleine
p. 58
Il y avait déjà bien des années que, de Combray,
tout ce qui n’était pas le théâtre et la drame de mon
coucher, n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais
à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa
de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai
d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de
ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui
semblent avoir été moulés dans la valve rainurée
d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé
par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je
portai a mes lèvres une cuillerée du thé où
j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à
l’instant même où la gorgée mêlée de miettes
de gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif a ce qui se
passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi,
isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu
les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs,
sa breveté illusoire, de la même façon qu’opère
l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt
cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais
cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où
avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu’elle était
liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle
le dépassait infiniment, ne devait pas être de même
nature.
[...] Certes. Ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être
l’image, le souvenir visuel, qui lié à cette saveur, tente
de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop
confusément; à peine si je perçois le reflet neutre
où se confond l’inaisisable tourbillon des couleurs remuées
[...] Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était
celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray
(parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe),
quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie
m’offrait, après l’avoir trempé dans son infusion de thé
ou de tilleul.[...] Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau
de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique
je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir
pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille
maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme
un décor de théâtre, s’appliquer au petit pavillon
donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières
(ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque-là); et avec
la maison, la ville, depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps,
la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où
j’allais faire des courses, les chemins qu’on prenait si le temps était
beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper
dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là
indistincts qui, à peine y sont-ils plongés, s’étirent,
se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs,
des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même
maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann,
et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et
leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs,
tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins,
de ma tasse de thé.
Varis
Descripció de la cripta d’una església (p. 76s)
Faire les catleyas, arreglar les flors del vestit com a metàfora
d el’acte sexual (p. 275)
Descripció de la percepció d’una frase musical de Vinteuil
(p. 278 ss)
La vraie bonté
p. 101
Quand, plus tard, j’ai l’occasion de rencontrer au cours de ma vie,
dans des couvents par exemple, des incarnations vraiment saintes de la
charité active, elles avaient généralement un air
allègre, positif, indifférent et brusque de chirurgien pressé,
ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun attendrissement
devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et qui est
le visage sans douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie bonté.
La phrase de Vinteuil
p. 403s
Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase
qu’ils n’exécutaient les rites exigés d’elle pour qu’elle
apparût, et procédaient aux incantations nécessaires
pour obtenir et prolonger quelques instants le prodige de son évocation,
Swann, qui ne pouvait pas plus la voir que si elle avait appartenu à
un monde ultra-violet, et qui goûtait comme le rafraîchissement
d’une métamorphose dans la cécité momentanée
dont il était frappé en approchant d’elle, Swann la sentait
présente, comme une déesse protectrice et confidente de son
amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu’à lui devant la foule et
l’emmener à l’écart pour lui parler, avait revêtu le
déguisement de cette apparence sonore.
[...]
Et la pensée de Swann se porta pour la première fois
dans un élan de pitié et de tendresse vers ce Vinteuil, vers
ce frère inconnu et sublime qui lui aussi avait dû tant souffrir;
qu’avait pu être sa vie? Au fond de quelles douleurs avait-il puisé
cette force de dieu, cette puissance illimitée de créer?
[...]
Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la
petite phrase, il avait cherché à démêler comment
à la façon d’un parfum, d’une caresse, elle le circonvenait,
elle l’enveloppait, il s’était rendu compte que c’était au
faible écart entre les cinq notes qui la composaient et au rappel
constant de deux d’entre elles qu’était due cette impression de
douceur réfractée et frileuse; mais en réalité
il savait qu’il raisonnait ainsi non sur la phrase elle-même, mais
sur des simples valeurs, substituées pour la commodité de
son intelligence à la mystérieuse entité qu’il avait
perçue, avant de connaître les Verdurin, à cette soirée
où il avait entendu pour la première fois la sonate. Il savait
que le souvenir même du piano faussait encore le plan dans lequel
il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien n’est
pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable,
encore presque tout entier inconnu, où seulement çà
et là, séparées par d’épaisses ténèbres
inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse,
de passion, de courage, de sérénité, qui le composent,
chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autre univers,
ont été découvertes par quelques grands artistes qui
nous rendent service, en éveillant en nous le correspondant du thème
qu’ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété,
cache à notre insu cette grande nuit impénetrée et
décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et
pour du néant. Vinteuil avait été l’un de ces musiciens.
En sa petite phrase, quoiqu’elle présentât à la raison
une surface obscure, on sentait un contenu si consistent si explicite,
auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale, que ceux qui l’avaient
entendue la conservaient en eux plain-pied avec les idées de l’intelligence.
Swann s’y reportait comme à une conception de l’amour et du bonheur
dont immédiatement il savait aussi en quoi elle était particulière,
qu’il le savait pour la Princesse de Clèves ou pour René,
quand leur nom se présentât à sa mémoire. Même
quand il ne pensait pas à la petite phrase, elle existait latente
dans son esprit au même titre que certaines autres notions sans équivalent,
comme la notion de lumière, de son, de relief, de volupté
physique, qui sont les riches possessions dont se diversifie et se pare
notre domaine intérieur.
[...]
Swann n’avait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate existât
réellement. Certes, humaine à ce point de vue, elle appartenait
pourtant à un ordre de créatures surnaturelles et que nous
n’avons jamais vues, mais que malgré cela nous reconnaissons avec
ravissement quand quelque explorateur de l’invisible arrive à en
capter une, à l’amener, du monde divin où il a accès,
briller quelques instants au-dessus du nôtre. C’est ce que Vinteuil
avait fait pour la petite phrase. Swann sentait que le compositeur s’était
contenté, avec ses instruments de musique, de la dévoiler,
de la rendre visible, d’en suivre et d’en respecter le dessin d’une main
si tendre, si prudente, si délicate et si sûre que le son
s’altérait à tout moment, s’estompant pour indiquer une ombre,
revivifié quand il lui fallait suivre à la piste un plus
hardi contour.
[...]
Elle avait disparu. Swann savait qu’elle reparaîtrait à
la fin du dernier mouvement, après tout un long morceau que le pianiste
de Mme. Verdurin sautait toujours. Il y avait là d’admirables idées
que Swann n’avait pas distinguées à la première audition
et qu’il percevait maintenant, comme si elles fussent, dans le vestiaire
de sa mémoire, débarrassées du déguisement
uniforme de la nouveauté. Swann écoutait tous les thèmes
épars qui entreraient dans la composition de la phrase, comme les
prémisses dans la conclusion nécessaire, il assistait à
sa genèse. “O audace aussi géniale peut-être, se disait-il,
que celle d’un Lavoisier, d’un Ampère, l’audace d’un Vinteuil expérimentant,
découvrant les lois secrètes d’une force inconnue, menant
à travers l’inexploré, vers le seul but possible, l’attelage
invisible auquel il et qu’il n’apercevra jamais!” le beau dialogue que
Swann entendit entre le piano et le violon au commencement du dernier morceau!
La suppression des mots humains, loin d’y laisser régner la fantaisie,
comme on aurait pu croire, l’en avait éliminée; jamais le
langage parlé ne fut si inflexiblement nécessité,
ne connut à ce point la pertinence des questions, l’évidence
des réponses. D’abord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau
abandonné de sa compagne; le violon l’entendit, lui répondit
comme d’un arbre voisin. C’était comme au commencement du monde,
comme s’il n’y avait encore eu qu’eux deux sur la terre, ou plutôt
dans ce monde ferme à tout le reste, construit par la logique d’un
créateur et où ils ne seraient jamais que tous les deux:
cette sonate. Est-ce un oiseau, est-ce l’âme incomplète encore
de la petite phrase, est-ce unes fée, cet être invisible et
gémissant dont le piano ensuite redisait tendrement la plainte?
Ses cris étaient si soudains que le violoniste devait se précipiter
sur son archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau! Le violoniste semblait
vouloir le charmer, l’apprivoiser, le capter. Déjà il avait
passé dans son âme, déjà la petite phrase évoquée
agitait comme celui d’un médium le corps vraiment possédé
du violoniste. Swann savait qu’elle allait parler une fois encore. Et il
s’était bien dédoublé que l’attente de l’instant imminent
où il allait se retrouver en face d’elle le secoua d’un de ces sanglots
qu’un beau vers ou une triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand
nous sommes seuls, mais si nous les apprenons à des amis en qui
nous nous apercevons comme un autre dont l’émotion probable les
attendrit. Elle reparut, mais cette fois pour se suspendre dans l’air et
se jouer un instant seulement, comme immobile, et pour expirer après.
L’amor per una idea de dona
p. 465
Plus tard, il arrive que, devenus habiles dans la culture de nos plaisirs,
nous nous contentions de celui que nous avons à penser à
une femme comme je pensais à Gilberte, sans être inquiets
de savoir si cette image correspond à la réalité,
et aussi de celui de l’aimer sans avoir besoin d’être certains qu’elle
nous aime; ou encore que nous renoncions au plaisir de lui avouer notre
inclination pour elle, afin d’entretenir plus vivace l’inclination qu’elle
a pour nous, imitant ces jardiniers japonais qui, pour obtenir une plus
belle fleur, en sacrifient plusieurs autres. Mais à l’époque
où j’aimais Gilberte, je croyais encore que l’Amour existait réellement
en dehors de nous; que, en permettant tout au plus que nous écartions
les obstacles, il offrait ses bonheurs dans un ordre auquel on n’était
pas libre de rien changer; il me semblait que si j’avais, de mon chef,
substitué à la douceur de l’aveu la simulation de l’indifférence,
je ne me serais pas seulement privé d’une des joies dont j’avais
le plus rêvé, mais que je me serais fabriqué à
ma guise un amour factice et sans valeur, sans communication avec le vrai,
dont j’aurais renoncé à suivre les chemins mystérieux
et préexistants.
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