La interpretació transparent,
finestra
p. 56
Tel pour un grand musicien (il paraît que c’était le cas
de Vinteuil quand il jouait du piano) son jeu est d’un si grand pianiste
qu’on ne sait même plus du tout si cet artiste est pianiste, parce
que (n’interposant pas tout cet appareil d’efforts digitaux, çà
et là couronnés de brillants effets, toute cette éclaboussure
de notes où du moins l’auditeur qui ne sait où se prendre
croit trouver la talent dans sa réalité matérielle,
tangible) ce jeu est devenu si transparent , si rempli de ce qu’il interprète
que lui-même on ne le voit plus, et qu’il n’est plus qu’une fenêtre
qui donne sur un chef d’œuvre.
Conèixer és reconèixer
I p. 58
L’impression que nous cause une personne, une oeuvre (ou une interprétation)
fortement caractérisées, est particulière. Nous avons
apporté avec nous les idées de “beauté”, “largeur
de style”, “pathétique”, que nous pourrions à la rigueur
avoir l’illusion de reconnaître dans la banalité d’un talent,
d’un visage corrects, mais notre esprit attentif a devant lui l’insistance
d’une forme dont il ne possède pas d’équivalent intellectuel,
dont il faut dégager l’inconnu.
Un turó al paisatge veí
I p. 97
Et le lendemain matin en m’éveillant, j’allai jeter par la fenêtre
de Saint-Loup qui, située fort haut, donnait sur tout le pays, un
regard de curiosité pour faire la connaissance de ma voisine, la
campagne, que je n’avais pas pu apercevoir la veille, parce que j’étais
arrivé trop tard, à l’heure où elle dormait déjà
dans la nuit. [...] A travers les rideaux ajourés de givre, je ne
quittais pas des yeux de cette étrangère qui me regardait
pour la première fois. Mais quand j’eus pris l’habitude de venir
au quartier, la conscience que la colline était là, plus
réelle par conséquent, même quand je ne la voyais pas,
que l’hôtel de Balbec, que notre maison de Paris auxquels je pensais
comme à des absents, comme à des morts, c’est-à-dire
sans plus guère croire à leur existence, fit que, même
sans que je m’en rendisse compte, sa forme réverbérée
se profila toujours sur les moindres impressions que j’eus à Doncières
et, pour commencer par ce matin-là, sur la bonne impression de chaleur
que me donna le chocolat préparé par l’ordonnance de Saint-Loup
dans cette chambre confortable qui avait l’air d’un centre optique pour
regarder la colline (l’idée de faire autre chose que la regarder
et de s’y promener étant rendue impossible par ce même brouillard
qu’il y avait). Imbibant la forme de la colline, associé au goût
du chocolat et à toute la trame de mes pensées d’alors, ce
brouillard, sans que je pensasse le moins du monde à lui, vint mouiller
toutes mes pensées de ce temps-là, comme tel or inaltérable
et massif était resté allié à mes impressions
de Balbec, ou comme la présence voisine des escaliers extérieurs
de grès noirâtre donnait quelque grisaille à mes impressions
de Combray.
[hi torna a fer referència a II p.52 Entre la couleur grise et
douce d’une campagne matinale et le goût d’une tasse de chocolat,
je faisais tenir toute l’originalité de la vie physique, intellectuelle
et morale que j’avais apportée, environ une année auparavant,
à Doncières, et qui, blasonnée de la forme oblongue
d’une colline pelée –toujours présente même quand elle
était invisible- formait en moi une série de plaisirs entièrement
distincte de tous autres ...]
La résurrection
au reveil
I p. 105
On appelle cela un sommeil de plomb; il semble qu’on soit, même
pendent quelques instants après qu’un tel sommeil a cessé,
un simple bonhomme de plomb. On n’est plus personne. Comment, alors, cherchant
sa pensée, sa personnalité comme on cherche un objet perdu,
finit-on par retrouver son propre “moi” plutôt que tout autre? Pourquoi,
quand on se remet à penser, n’est-ce pas alors une autre personnalité
que l’antérieure qui s’incarne en nous? On ne voit pas ce qui dicte
le choix et pourquoi, entre les millions d’êtres humains qu’on pourrait
être, c’est sur celui qu’on était le veille qu’on met juste
la main. Qu’est-ce qui nous guide, quand il y a eu vraiment interruption
(soit que le sommeil ait été complet, ou les rêves
entièrement différents de nous)? Il y a eu vraiment mort,
comme quand le coeur a cessé de battre et que des tractions rythmées
de la langue nous raniment. Sans doute la chambre, ne l’eussions-nous vue
qu’une fois, éveille-t-elle des souvenirs auxquels de plus anciens
sont suspendus; ou quelques-uns dormaient en nous-même, dont nous
prenons conscience. La résurrection au réveil –après
ce bien faisant accès d’aliénation mentale qu’est le sommeil-
doit ressembler au fond à ce qui se passe quand on retrouve un nom,
un vers, un refrain oubliés. Et peut-être la résurrection
de l’âme après la mort est-elle concevable comme un phénomène
de mémoire.
Rachel, l’amant de Robert
I p. 192
Je me rendais compte de tout ce qu’une imagination humaine peut mettre
derrière un petit morceau de visage comme était celui de
cette femme, si c’est l’imagination qui l’a connue d’abord; et, inversement,
en quels misérables éléments matériels et dénués
de toute valeur pouvait se décomposer ce qui était le but
de tant de rêveries, si, au contraire, cela avait été
perçu d’une manière opposée, par la connaissance la
plus triviale.
Habilitat de les dones
I p. 202
Elle était, en mangeant, maladroite de ses mains à un
degré qui laissait supposer qu’en jouant la comédie sur la
scène, elle devait se montrer bien gauche. Elle ne retrouvait de
la dextérité que dans l’amour, par cette touchante prescience
des femmes qui aiment tant l’homme qu’elles devinent du premier coup ce
qui fera le plus de plaisir à ce corps pourtant si différent
du leur.
Le dessin de la vie
I p. 227
Nous travaillons à tout moment à donner sa forme à
notre vie, mais en copiant malgré nous comme un dessin les traits
de la personne que nous sommes et non de celle qu’il nous serait agréable
d’être.
Mme de Villeparisis et l’amour
I p. 236
Mais en femme agréable et qui fuit le ton des bas bleus, elle
se gardait de parler de la question d’Orient aux premiers ministres aussi
bien que de l’essence de l’amour aux romanciers et aux philosophes. “L’amour?
Avait-elle répondu une fois à une dame prétentieuse
qui lui avait demandé: “Que pensez-vous de l’amour?” L’amour? Je
le fais souvent mais je n’en parle jamais”.
El nostre cos estranger
I p. 362
Je remontai et trouvai ma grand’mère plus souffrante. Depuis
quelque temps, sans trop savoir ce qu’elle avait, elle se plaignait de
sa santé. C’est dans la maladie que nous nous rendons compte que
nous ne vivons pas seuls, amis enchaînes à un être d’un
règne différent, dont des abîmes nous séparent,
qui ne nous connaît pas et duquel il est impossible de nous faire
comprendre: notre corps. Quelque brigand que nous rencontrions sur une
route, peut-être pourrons-nous arriver à le rendre sensible
à son intérêt personnel sinon à notre malheur.
Mais demander pitié à notre corps, c’est discourir devant
une pieuvre pour qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que
le bruit le l’eau, et avec laquelle nous serions épouvantés
d’être condamnés à vivre.
Tendresa de la mare vers l’àvia
II p.21
Et penchée sur le lit, les jambes fléchissantes, à
demi agenouillée, comme si, à force d’humilité, elle
avait plus de chance de faire exaucer le don passionné d’elle même,
elle inclinait vers ma grand’mère toute sa vie dans son visage comme
dans un ciboire qu’elle lui tendait, décoré en reliefs de
fossettes et de plissements si passionnés, si désolés
et si doux qu’on ne savait pas s’ils y étaient creusés par
le ciseau d’un baiser, d’un sanglot, ou d’un sourire.
La mort de l’àvia
II. p.49
Quelques heures plus tard, Françoise put une dernière
fois et sans les faire souffrir peigner ces beaux cheveux qui grisonnaient
seulement et jusqu’ici avaient semblé être moins âgés
qu’elle. Mais maintenant, au contraire, ils étaient seuls à
imposer la couronne de la vieillesse sur le visage redevenu jeune d’où
avaient disparu les rides, les contractions, les empâtements, les
tensions, les fléchissements que, depuis tant d’années, lui
avait ajoutés la souffrance. Comme au temps lointain où ses
parents lui avaient choisi un époux, elle avait les traits délicatement
tracés par la pureté et la soumission, les joues brillantes
d’une chaste espérance, d’un rêve de bonheur, même d’une
innocente gaîté, que les anées avaient peu à
peu détruits. La vie en se retirant venait d’emporter les désillusions
de la vie. Un sourire semblait posé sur les lèvres de ma
grand’mère. Sur ce lit funèbre, la mort, comme le sculpteur
du Moyen Age, l’avait couchée sous l’apparence d’une jeune fille.
Albertine
II p.71
Quand Françoise fut sortie de la chambre et Albertine rassise
sur mon lit:
-Savez vous ce dont j’ai peur, lui dis-je, c’est que si nous continuons
comme cela, je ne puisse pas m’empêcher de vous embrasser.
-Ce serait un beau malheur.
Je n’obéis pas tout de suite à cette invitation. Un autre
l’eût même pu trouver superflue, car Albertine avait une prononciation
si charnelle et si douce que, rien qu’en vous parlant, elle semblait vous
embrasser. Une parole d’elle était une faveur, et sa conversation
vous couvrait de baisers. [...] Je me rappelais d’Albertine d’abord devant
la plage, presque peinte sur le bord de la mer [... p.72] On a vu une femme,
simple image dans le décor de la vie, comme Albertine profilée
sur la mer, et puis cette image, on peut la détacher, la mettre
près de soi, et voir peu à peu son volume, ses couleurs,
comme si on l’avait fait passer derrière les verres d’un stéréoscope.
C’est pour cela que les femmes un peu difficiles, qu’on ne possède
pas tout de suite, dont on ne sait même pas tout de suite qu’on pourra
jamais les posséder, sont les seules intéressantes. Car les
connaître, les approcher, les conquérir, c’est faire varier
de forme, de grandeur, de relief l’image humaine, c’est une leçon
de relativisme dans l’appréciation d’un corps, d’une vie de femme,
belle à réapercevoir quand elle a repris sa minceur de silhouette
dans le décor de la vie.
[... p. 76] ce soir-là même, aussitôt que ses caresses
eurent amené chez moi la satisfaction dont elle dut bien s’apercevoir
et dont j’avais même craint qu’elle ne lui causât le petit
mouvement de répulsion et de pudeur offensée que Gilberte
avait eu à un moment semblable, derrière le massif de lauriers
aux Champs-Élysées.
Des gens malheureux
II. p.85
Ce qui me faisait de la peine c’était d’apprendre que presque
toutes les maisons étaient habitées par des gens malheureux.
Ici la femme pleurait sans cesse parce que son mari la trompait. Là
c’était l’inverse. Ailleurs une mère travailleuse, rouée
de coups par un fils ivrogne, tâchait de cacher sa souffrance aux
yeux des voisins. Toute une moitié de l’humanité pleurait.
Le dernier mot d’Oriane
II p. 206
“Qu’est-ce que vous dites du dernier mit d’Oriane? J’avoue que j’apprécie
beaucoup Taquin le Superbe”, et le “mot” se mangeait encore froid le lendemain
à déjeuner, entre intimes qu’on invitait pour cela, et reparaissait
sous diverses sauces pendant la semaine. [... ] “J’avoue que Taquin le
Superbe me plaît infiniment comme rédaction”, concluait la
princesse. En réalité, le mot de “rédaction” ne convenait
nullement pour ce calembour, [...]
Oriane i Kant
II p. 221
Hé bien, à ce moment de l’année, quand on invitait
à dîner la duchesse de Guermantes, en se pressant pour qu’elle
ne fût pas déjà retenue, elle refusait pour la seule
raison à laquelle un mondain n’eût jamais pensé: elle
allait partir en croisière pour visiter les fjords de la Norvège
qui l’intéressaient. Les gens du monde en furent stupéfaits
et, sans se soucier d’imiter la duchesse, éprouvèrent pourtant
de son action l’espèce de soulagement qu’on a dans Kant quand, après
la démonstration la plus rigoureuse du déterminisme, on découvre
qu’au-dessus du monde de la nécessité il y a celui de la
liberté.
Les soirées d’Oriane
II p.266
Je ne devais plus cesser par la suite d’être continuellement invité,
fût-ce avec quelques personnes seulement, à ces repas dont
je m’étais autrefois figuré les convives comme les Apôtres
de la Sainte-Chapelle. Ils se réunissaient là en effet, comme
les premiers chrétiens, non pour partager seulement une nourriture
matérielle, d’ailleurs exquise, mais dans une sorte de Cène
sociale; de sorte qu’en peu de dîners j’assimilai la connaissance
de tous les amis de mes hôtes, amis auxquels ils me présentaient
avec une nuance de bienveillance si marquée (comme quelqu’un qu’ils
auraient de tout temps paternellement préféré) qu’il
n’est pas un d’entre eux qui n’eût cru manquer au duc et à
la duchesse s’il avait donné un bal sans me faire figurer sur la
liste, et même temps, tout en buvant un des Yquems que recelaient
les caves des Guermantes, je savourais des ortolans accommodés selon
les différentes recettes que le duc élaborait et modifiait
prudemment. Cependant, pour qui s’était déjà assis
plus d’une fois à la table mystique, la manducation de ces derniers
n’était pas indispensable. De vieux amis de M. et de Mme de Guermantes
venaient les voir après dîner, “en cure-dents” aurait dit
Mme Swann, sans être attendus, et prenaient l’hiver une tasse de
tilleul aux lumières du grand salon, l’été un verre
d’orangeade dans la nuit du petit bout du jardin rectangulaire.
L’observatoire
II p.343
Ce n’est pas à Venise seulement qu’on a ces points de vue sur
plusieurs maisons à la fois qui ont tenté les peintres, mais
à Paris tout aussi bien. Je ne dis pas Venise au hasard. C’est à
ses quartiers pauvres que font penser certains quartiers pauvres de Paris,
le matin, avec leurs hautes cheminées évasées auxquelles
le soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs; c’est
tout un jardin qui fleurit en nuances si variées qu’on dirait, planté
sur la ville, le jardin d’un amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem.
D’ailleurs l’extrême proximité des maisons aux fenêtres
opposées sur une même cour y fait de chaque croisée
le cadre où une cuisinière rêvasse en regardant à
terre, où plus loin une jeune fille se laisse peigner les cheveux
par une vieille à figure, à peine distincte dans l’ombre,
de sorcière; ainsi chaque cour fait pour le voisin de la maison,
en supprimant le bruit par son intervalle, en laissant voir les gestes
silencieux dans un rectangle placé sous verre par la clôture
des fenêtres, une exposition de cent tableaux hollandais juxtaposés.
Versailles dans Paris
II p.358
Ce qui sera joli, ajouta-t-elle en regardant Swann d’un air délicat,
si l’orage qu’il y a dans l’air n’éclate pas, ce sont ces merveilleux
jardins. Vous les connaissez. J’ai été là-bas, il
y a un mois, au moment où les lilas étaient en fleurs, on
ne peut pas se faire une idée de ce que ça pouvait être
beau. Et puis le jet d’eau, enfin, c’est vraiment Versailles dans Paris.
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