El meu món
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La Prisonnière Albertine viu amb Marcel, que n’està tant gelós que la vol tenir al seu costat. Li compra vestits aconsellat per la duquesa de Guermantes, M es queda a casa, al llit o llegint mentre A surt amb Andrea.  M sospita i intenta fer-li canviar de plans. L’interès no és pel plaer positiu de fer alguna cosa en comú sinó pel plaer negatiu que no ho pugui fer amb ningú més. Sospita que Albertine es vol trobar Mlle Vinteuil a ca’ls Verdurin.  Extraordinària descripció dels sons del mercat de bon matí a un barri aristocràtic de Paris (p. 138). M reté la presonera, a qui ja no desitja tant i a qui creu que pot atribuir que no pugui cedir a d’altres temptacions o objectius. Vetllada a ca’ls Verdurin, Charlus hi porta noblesa per donar a conèixer Morel i desdenya la patronne, que per venjar-se influeix Morel per que trenqui amb ell.
Després de la vetllada Verdurin, M simula que vol tallar amb Albertina, per estrènyer l’amor, o per creure que pot ser així. Passen uns dies. Paral·lelismes entre la música i les experiències amoroses. Albertine se’n va. 
   
 
p. 18, p. 28

La solitude

p. 29

Alors, convalescent affamé qui se repaît déjà de tous les mets qu’on lui refuse encore, je me demandais si me marier avec Albertine ne gâcherait pas ma vie, tant en me faisant assumer la tâche trop lourde pour moi de me consacrer à un autre être qu’en me forçant a vivre absent de moi-même à cause de sa présence continuelle et en me privant à jamais des joies de la solitude.
Et pas de celles-là seulement. Même en ne demandant à la journée que des désirs, il en est certains-ceux que provoquent non plus les choses, mais les êtres-dont le caractère est d’être individuels. Aussi, si, sortant de mon lit, j'allais écarter un instant le rideau de ma fenêtre, ce n'était pas seulement comme un musicien ouvre un instant son piano et pour vérifier si, sur le balcon et dans la rue, la lumière du soleil était exactement au même diapason que dans mon souvenir, c’était aussi pour apercevoir quelque blanchisseuse portant son panier à linge, une boulangère à tablier bleu, une laitière en bavette et manches de toile blanche, tenant le crochet où sont suspendues les carafes de lait, quelque fière jeune fille blonde suivant son institutrice, une image enfin que des différences de lignes peut-être quantitativement insignifiantes suffisaient à faire aussi différente de toute autre que pour une phrase musicale la différence de deux notes, et sans la visions de laquelle j’aurais appauvri la journée des buts qu’elle pouvait proposer à mes désirs de bonheur. mais si le surcroît de joie apporté par la vue des femmes impossibles à imaginer a priori, me rendait plus désirables, plus dignes d’être explorés, la rue, la ville, le monde, il me donnait par là même la soif de guérir, de sortir, et sans Albertine, d’être libre.


Fortuny

p. 36

De toutes les robes de chambre que portait Mme de Guermantes, celles qui semblaient le plus répondre à une intention déterminée, être pourvues d’une signification spéciale, c’étaient ces robes que Fortuny a faites d’après d’antiques dessins de Venise.


Conversation de baisers


P. 88 Je me déshabillais, je me couchais, et Albertine assise sur un coin du lit, nous reprenions notre partie ou notre conversation interrompue de baisers


Les seins d’Albertine

p. 92

Avant qu’Albertine m’eût obéi et eût enlevé ses souliers, j’entr’ouvrais sa chemise. Ses deux petits seins haut remontés étaient si ronds qu’ils avaient moins l’air de faire partie intégrante de son corps que d’y avoir mûri comme deux fruits; et son ventre dissimulant la place qui chez l’homme s’enlaidit (comme du crampon resté fiché dans une statue descellée) se refermait, à la jonction des cuisses, par deux valves d’une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale que celle de l’horizon quand le soleil a disparu. Elle ôtait ses souliers, se couchait près de moi.


Amor, tristesa, mentida,  gelosia


p. 108, p. 110

Nous étions résigné à la souffrance, croyant aimer en dehors de nous, et nous nous apercevons que notre amour est fonction de notre tristesse, que notre amour c’est peut-être notre tristesse, et que l’objet n’en est que pour une faible part la jeune fille à la noire chevelure.
[...] 110
Et au reste, comment a-t-on le courage de souhaiter vivre, comment peut-on faire un mouvement pour se préserver de la mort, dans un monde où l’amour n’est provoqué que par le mensonge et consiste seulement dans notre besoin de voir nos souffrances apaisées par l’être qui nous fait souffrir?
[...] p. 125
Il faudrait choisir de cesser de souffrir ou de cesser d’aimer. Car, ainsi qu’au début il est formé par le désir, l’amour n’est entretenu plus tard que par l’anxiété douloureuse comme dans le désir heureux, est l’exigence d’un tout. Il ne naît, il ne subsiste que si une partie reste à conquérir. On n’aime que ce qu’on ne possède pas tout entier.


Telefonistes


p. 116 j’invoquai les Divinités implacables, un quadre que es podria titular “Devant le télephone”


Els sons del carrer

p. 136

Le lendemain de cette soirée où Albertine m’avait dit qu’elle irait peut-être, puis qu’elle n’irait pas chez les Verdurin, je m’éveillai de bonne heure, et, encore à demi endormi, ma joie m’apprit qu’il y avait, interpolé dans l’hiver, un jour de printemps. Dehors, des thèmes populaires finement écrits pour des instruments variés, depuis la corne du raccommodeur de porcelaine, ou la trompette du rempailleur de chaises, jusqu’à la flûte du chevrier, qui paraissait dans un beau jour être un pâtre de Sicile, orchestraient légèrement l’air matinal, en une “ouverture pour un jour de fête”. L’ouïe, ce sens délicieux, nous apporte la compagnie de la rue, dont elle nous retrace toutes les lignes, dessine toutes les formes qui y passent nous en montrant la couleur. Les “rideaux” de fer du boulanger, du crémier, lesquels s’étaient hier soir abaissés sur toutes les possibilités du bonheur féminin, se levaient maintenant, comme les légères poulies d’un navire qui appareille et va filer, traversant la mer transparente, sur un rêve de jeunes employées. [...]
p. 139 Dans sa petite voiture conduite par une ânesse, qu’il arrêtait devant chaque maison pour entrer dans les cours, le marchand d’habits, portant un fouet, psalmodiait: “Habits, marchand d’habits, ha... bits” avec la même pause entre les deux dernières syllabes d’habits que s’il eût entonné en plain-chant “Per omnia saecula saeculo... rum” ou: “Requiescat in pa... ce”, bien qu’il ne dût pas croire à l’éternité de ses habits et ne les offrît pas non plus comme linceuls pour le suprême repos dans la paix. Et de même, comme les motifs commençaient à s’entrecroiser dès cette heure matinale, une marchande à quatre-saisons, poussant sa voiturette, usait pour sa litanie de la division grégorienne:

 A la tendresse, à la verduresse
 Artichauts tendres et beaux
 Ar – tichauts,

Bien qu’elle fût vraisemblablement ignorante de l’antiphonaire et des sept tons qui symbolisent, quatre les sciences du quadrivium et trois celles du trivium.
Tirant d’un flûtiau, d’une cornemuse, des airs de son pays méridional, dont la lumière s’accordait bien avec les beaux jours, un homme en blouse, tenant à la main un nerf de bœuf et coiffé d’un béret basque, s’arrêtait devant les maisons. C’était le chevrier avec deux chiens et, devant lui, son troupeau de chèvres. Comme il venait de loin il passait assez tard dans notre quartier; et les femmes accouraient avec un bol pour recueillir le lait qui devait donner la force à leurs petits. Mais aux airs pyrénéens de ce bienfaisant pasteur se mêlait déjà la cloche du repasseur, lequel criait: “ couteaux, ciseaux, rasoirs.” Avec lui ne pouvait lutter le repasseur de scies, car, dépourvu d’instrument, il se contentait d’appeler: “Avez-vous des scies à repasser, v’là le repasseur”, tandis que, plus gai, le rétameur, après avoir énuméré les chaudrons, les casseroles, tout ce qu’il rétamait, entonnait le refrain:

Tam, tam, tam,
C’est moi qui rétame,
Même le macadam,
C’est moi qui mets des fonds partout,
Qui bouche tous les trous,
Trou, trou, trou

Et des petits Italiens, portant des grandes boîtes de fer peintes en rouge où les numéros-perdants et gagnants-étaient marqués, et jouant d’une crécelle, proposaient: “Amusez-vous, Mesdames, v’là le plaisir.”
[...] p. 151
“Oh! S’écria Albertine, des choux, des carottes, des oranges. Voilà rien que des choses que l’ai envie de manger. Faites-en acheter par Françoise. Elle fera les carottes à la crème. Et puis ce sera gentil de manger tout ça ensemble. Ce sera tous ces bruits que nous entendons, transformés en un bon repas.
[...] p. 161
Et il me semblait que, si jamais je devais quitter ce quartier aristocratique –à moins que ce fût pour un tout à fait populaire-, les rues et les boulevards du centre (où la fruiterie, la poissonnerie, etc. Stabilisées dans de grandes maisons d’alimentation, rendaient inutiles les cris des marchands, qui n’eussent pas, du reste, réussi à se faire entendre) me sembleraient bien mornes, bien inhabitables, dépouillés, décantés de toutes ces litanies des petits métiers et des ambulantes mangeailles, privés de l’orchestre qui venait me charmer dès le matin.


Les glaces (i bonsais)


p.153
Pour les glaces (car j’espère bien que vous ne m’en commanderez que prises dans ces moules démodés qui ont toutes les formes d’architecture possible), toutes les fois que j’en prends, temples, églises, obélisques, rochers, c’est comme une géographie pittoresque que je regarde d’abord et dont je convertis ensuite les monuments de framboise ou de vanille en fraîcheur dans mon gosier.” Je trouvais que c’était un peu trop bien dit, mais elle sentit que je trouvais que c’était bien dit et continua, en s’arrêtant un instant, quand sa comparaison était réussie, pour rire de son beau rire qui m’était si cruel parce qu’il était si voluptueux: “Mon Dieu, à l’hôtel Ritz je crains bien que vous ne trouviez des colonnes Vendôme de glace, de glace au chocolat ou à la framboise, et alors il en faut plusieurs pour que cela ait l’air des colonnes votives ou de pylônes élevés dans une allée à la gloire de la Fraîcheur. Ils font aussi des obélisques de framboise qui se dresseront de place ne place dans le désert brûlant de ma soif et dont je ferai fondre le granit rose au fond de ma gorge qu’il désaltéreront mieux que des oasis (et ici le rire profond éclata, soit de satisfaction de si bien parler, soit par moquerie d’elle-même de s’exprimer par images si suivies, soit, hélas! Par volupté physique de sentir en elle quelque chose de si bon, de si frais, qui lui causait l’équivalent d’une jouissance). Ces pics de glace du Ritz ont quelquefois l’air du mont Rose, et même, si la glace est au citron, je ne déteste pas qu’elle n’ait pas de forme monumentale, qu’elle soit irrégulière, abrupte comme une montagne d’Elstir. Il ne faut pas qu’elle soit trop blanche alors, mais un peu jaunâtre, avec cet air de neige sale et blafarde qu’ont les montagnes d’Elstir. La glace a beau ne pas être grande, qu’une demi glace si vous voulez, ces glaces au citron, là sont tout de même des montagnes réduites à une échelle toute petite, mais l’imagination rétablit les proportions, comme pour ces arbres japonais nains qu’on sent très bien être tout de même des cèdres, des chênes, des mancenilliers, si bien qu’en plaçant quelques-uns le long d’une petite rigole, dans ma chambre, j’aurais une immense forêt descendent vers un fleuve et où les petits enfants se perdraient. De même, au pied de ma demi-glace jaunâtre de citron, je vois très bien des postillons, des voyageurs, des chaises de poste sur lesquels ma langue se charge de faire rouler des glaciales avalanches qui les engloutiront (la volupté cruelle avec laquelle elle dit cela excita ma jalousie); de même, ajouta-t-elle, que je me charge avec mes lèvres de détruire, pilier par pilier, ces églises vénitiennes d’un porphyre qui est de la fraise et de faire tomber sur les fidèles ce que j’aurai épargné. Oui, tous ces monuments passeront de leur place de pierre dans ma poitrine où leur fraîcheur fondante palpite déjà.



p. 167
Dones desijatdes de lluny contraposades a les immediatament disponibles

p. 185
Mon cher Marcel


Noies boniques pel carrer

p. 201

Celui qui veut entretenir en soi le désir de continuer à vivre et la croyance en quelque chose de plus délicieux que les choses habituelles, doit se promener, car les rues, les avenues, sont pleines de Déesses. Mais les Déesses ne se laissent pas approcher. Çà et là, entre les arbres, à l’entrée de quelque café, une servante viellait comme une nymphe à l’orée d’un bois sacré, tandis qu’au fond trois jeunes filles étaient assises à côté de l’arc immense de leurs bicyclettes posées à côté d’elles, comme trois immortelles accoudées au nuage ou au coursier fabuleux sur lesquels elles accomplissent leurs voyages mythologiques.



p.220 Mort de Bergotte. Vermeer, Vista de Delft

Les morts

p. 236

La mort de Swann! Swann ne joue pas dans cette phrase le rôle d’un simple genitif. J’entends par là la mort particulière, la mort envoyée par le destin au service de Swann. Car nous disons la mort pour simplifier, mais il y en a presque autant que de personnes. Nous ne possédons pas de sens qui nous permette de voir, courant à toute vitesse, dans toutes directions, les morts, les morts actives dirigées par le destin vers tel ou tel. Souvent ce sont des morts qui ne seront entièrement libérées de leur tâche que deux, trois ans après. Elles courent vite poser un cancer au flanc d’un Swann, puis repartent pour d’autres besognes, ne revenant quand, l’opération des chirurgiens ayant lieu, il faut poser le cancer à nouveau. Puis vient le moment où on lit dans le Gaulois que la santé de Swann a inspiré des inquiétudes, mais que son indisposition est en parfaite voie de guérison. Alors, quelques minutes avant le dernier souffle, la mort, comme une religieuse qui vous aurait soigné au lieu de vous détruire, vient assister à vos derniers instants, couronne d’une auréole suprême l’être à jamais glacé dont le coeur a cessé de battre.



p. 283
Els ballets a ca’ls Verdurin, Sherezade, danses del príncep Igor 

Motiu musical de la sonata de Vinteuil retrobat en un septet

p. 298

Or à ce moment, je fus précisément favorisé d’une telle apparition magique. Comme quand, dans un pays qu’on ne croit pas connaître et qu’en effet on a abordé par un côté nouveau, après avoir tourné un chemin, on se trouve tout d’un coup déboucher dans un autre  dont les moindres coins vous sont familiers, mais seulement où on n’avait pas l’habitude d’arriver par là, on se dit tout d’un coup: “Mais c’est le petit chemin qui mène à la  petite porte du jardin de mes amis ***; je suis à deux minutes de chez eux”; et leur fille en effet est là qui est venue vous dire bonjour au passage; ainsi, tout d’un coup, je me reconnus, au milieu de cette musique nouvelle pour moi, en pleine sonate de Vinteuil; et, plus merveilleuse qu’une adolescente, la petite phrase, enveloppée, harnachée d’argent, toute ruisselante de sonorités brillantes, légères et douces comme des écharpes, vint à moi, reconnaissable sous ces parures nouvelles. Ma joie de l’avoir retrouvée s’accroissait de l’accent si amicalement connu qu’elle prenait pour s’adresser à moi, si persuasif, si simple, non sans laisser éclater pourtant cette beauté chatoyante dont elle resplendissait.


Paral·lelismes, motius musicals, amors

p.301

Mais bien vite, le motif triomphant des cloches ayant été chassé, dispersé par d’autres, je fus repris par cette musique; et je me rendais compte que si, au sein de ce septuor, des éléments différents s’exposaient tour à tour pour se combiner à la fin, de même, sa Sonate, et comme je le sus plus tard, ses autres oeuvres, n’avaient toutes été, par rapport à ce septuor, que de timides essais, délicieux mais bien frêles, auprès du chef -d’oeuvre triomphal et complet qui m’était en ce moment révélé. Et je ne me pouvais m’empêcher, par comparaison, de me rappeler que, de même encore, j’avais pensé aux autres mondes qu’avait pu créer Vinteuil comme à des univers clos comme avait été chacun de mes amours; mais, en réalité, je devais bien m’avouer que, comme au sein de cet dernier amour – celui pour Albertine – mes premières velléités de l’aimer (à Balbec tout au début, puis après la partie de furet, puis la nuit où elle avait couché à l’hôtel, puis à Paris le dimanche de brume, puis le soir de la fête Guermantes, puis de nouveau à Balbec, et enfin à Paris où ma vie était étroitement unie à la sienne), de même, si je considérais maintenant non plus mon amour pour Albertine, mais toute ma vie, mes autres amours n’y avaient été que de minces et timides essais qui préparaient, des appels qui réclamaient ce plus vaste amour: l’amour pour Albertine. Et je cessai de suivre la musique pour me redemander si Albertine avait vu ou non Mlle Vinteuil ces jours-ci [...] Et au moment où je me la représentais ainsi m’attendant à la maison, trouvant le temps long, s’étant peut-être endormie un instant dans sa chambre, je fus caressé au passage par une tendre phrase familiale et domestique du septuor. Peut être – tant tout s’entrecroise et se superpose dans notre vie intérieure – avait-elle été inspiré à Vinteuil par le sommeil de sa fille – de sa fille, cause aujourd’hui de tous mes troubles- quand il enveloppait de sa douceur, dans les paisibles soirées, le travail du musicien, cette phrase qui me calma tant par le même moelleux arrière-plan de silence qui pacifie certaines rêveries de Schumann, durant lesquelles, même quand “le Poète parle”, on devine que “l’enfant dort”. Endormie, éveillée, je la retrouverais ce soir, quand il me plairait de rentrer, Albertine, ma petite enfant.


Música

p. 307

Ce chant, différent de celui des autres, semblable à tous les siens, où Vinteuil l’avait-il appris, entendu? Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d’une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d’où viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste. Tout au plus, de cette patrie, Vinteuil dans ses dernières oeuvres semblait s’être rapproché. L’atmosphère n’y était plus la même que dans la Sonate, les phrases interrogatives s’y faisaient plus pressantes, plus inquiètes, les réponses plus mystérieuses; l’air délavé du matin et du soir semblait y influencer jusqu’aux cordes des instruments. Morel avait beau jouer merveilleusement, les sons que rendait le violon me parurent singulièrement perçants, presque criards. Cette âcreté plaisait et, comme dans certaines voix, on y sentait une sorte de qualité morale et de supériorité intellectuelle. Mais cela pouvait choquer. Quand la vision de l’univers se modifie, s’épure, devient plus adéquate au souvenir de la patrie intérieure, il est bien naturel que cela se traduise par une altération générale des sonorités chez le musicien, comme de la couleur chez le peintre. [...] Cette patrie perdue, les musiciens ne se la rappellent pas, mais chacun d’eux reste toujours inconsciemment accordé en un certain unisson avec elle; il délire de joie quand il chante selon sa patrie, la trahit parfois par amour de la gloire, mais alors en cherchant la gloire il la fuit [...] J’étais vraiment comme un ange qui, déchu des ivresses du Paradis, tombe dans la plus insignifiante réalité. Et de même que certains êtres sont les derniers témoins d’une forme de vie que la nature a abandonnée, je me demandais si la Musique n’était pas l’exemple unique de ce q’aurait pu être -s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées -la communication des âmes.


Brichot sobre Kant a propòsit de Verdurin, Charlus i Morel

p. 338

Le devoir moral, me dit-il, est moins clairement impératif que ne l’enseignent nos Éthiques. Que les cafés théosophiques et les brasseries kantiennes en prennent leur parti, nous ignorons déplorablement la nature du Bien. Moi-même qui, sans nulle vantardise, ai commenté pour mes élèves, en toute innocence, la philosophie du prénommé Emmanuel Kant, je ne vois aucune indication précise, pour le cas de casuistique mondaine devant lequel je suis placé, dans cette Critique de la Raison pratique où le grand défroqué du protestantisme platonisa, à la mode de Germanie, pour une Allemagne préhistoriquement sentimentale et aulique, à toutes fins utiles d’un mysticisme poméranien.


Charlus sobre un fa sostingut

p. 345

Avouez, Brichot, qu’ils ont joué comme des Dieux, Morel surtout. Avez-vous remarqué le moment où la mèche se détache? Ah! bien alors, mon cher, vous n’avez rien vu. On a eu un fa dièze qui peut faire mourir de jalousie Enesco, Capet et Thibaud; j’ai beau être très calme, je vous avoue qu’à une sonorité pareille, j’avais le cœur tellement serré que je retenais mes sanglots.


Robes de Fortuny

p. 444

Elles étaient plutôt à la façon des décors de Sert, de Bakst et de Benoist, qui en ce moment évoquaient dans les ballets russes les époques d’art les plus aimées à l’aide d’oeuvres d’art imprégnées de leur esprit et pourtant originales; ainsi les robes de Fortuny, fidèlement antiques mais puissamment originales, faisaient apparaître comme un décor, avec une plus grande force d’évocation même qu’un décor, puisque le décor restait à imaginer, la Venise tout encombré d’Orient où elles auraient été portées, dont elles étaient, mieux qu’une relique dans la châsse de Saint-Marc, évocatrices du soleil et des turbants environnants, la couleur fragmentée, mystérieuse et complémentaire.


Una Albertine diferent


p. 447
Ce n’était plus la même Albertine, parce qu’elle n’était pas, comme à Balbec, sans cesse en fuite sur sa bicyclette, introuvable à cause du nombre de petites plages où elle allait coucher chez des amies et où, d’ailleurs, ses mensonges la rendaient plus difficile à atteindre; parce que enfermée chez moi, docile et seule, elle n’était plus ce qu’à Balbec [...]  Parce que le vent de la mer ne gonflait plus ses vêtements, parce que, surtout, je lui avais coupé les ailes, elle avait cessé d’être une Victoire, elle était une pesante esclave dont j’aurais voulu me débarrasser.


La bellesa

p. 450s

Dans la musique de Vinteuil, il y avait ainsi de ces visions qu’il est impossible d’exprimer, et presque défendu de contempler, puisque, quand au moment de s’endormir on reçoit la caresse de leur irréel enchantement, à ce moment même, où la raison nous a déjà abandonnés, les yeux se scellent et, avant d’avoir eu le temps de connaître non seulement l’ineffable mais l’invisible, on s’endort. Il me semblait, quand je m’abandonnais à cette hypothèse où l’art serait réel, que c’était même plus que la simple joie nerveuse d’un beau temps ou d’une nuit d‘opium que la musique peut rendre, mais une ivresse plus réelle, plus féconde, du moins à ce que je pressentais. Mais il n’est pas possible qu’une sculpture, une musique qui donne une émotion qu’on sent plus élevée, plus rare, plus vraie, ne corresponde pas à une certaine réalité spirituelle, ou la vie n’aurait aucun sens. Ainsi rien ne ressemblait plus qu’une belle phrase de Vinteuil à ce plaisir particulier que j’avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple devant les clochers à Martinville, certains arbres d’une route de Balbec ou plus simplement, au début de cet ouvrage, en buvant une certaine tasse de thé. Comme cette tasse de thé, tant de sensations de lumière, les rumeurs claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où il composait promenaient, devant mon imagination, avec insistance, mais trop rapidement pour qu’elle pût l’appréhender, quelque chose que je pourrais comparer à la soierie embaumée d’un géranium. 
[...]p. 459
Mais tandis qu’elle me parlait, et comme je pensais à Vinteuil, à son tour c’était l’autre hypothèse, l’hypothèse matérialiste, celle du néant, qui se présentait à moi. Je me remettais à douter, je me disais qu’après tout il se pourrait que si les phrases de Vinteuil semblaient l’expression de certains états de l’âme analogues à celui que j’avais éprouvé en goûtant la madeleine trempée dans la tasse de thé, rien ne m’assurait que le vague de tels états fût une marque de leur profondeur, mais seulement de ce que nous n’avons pas encore su les analyser, qu’il n’y aurait donc rien de plus réel en eux que dans d’autres.


Albertine

p. 460

Ce n’était pas, du reste, que de la musique de lui que me jouait Albertine; le pianola était par moments pour nous comme une lanterne magique scientifique (historique et géographique), et sur les murs de cette chambre de Paris pourvue d’inventions plus modernes que celle de Combray, je voyais, selon qu’Albertine jouait du Rameau ou du Borodine, s’étendre tantôt une tapisserie de XVIIIe siècle semée d’Amours sur un fond de roses, tantôt la steppe orientale où les sonorités s’étouffent dans l’illimité des distances et le feutrage de la neige. Et ces décorations fugitives étaient d’ailleurs les seules de ma chambre, car si au moment où j’avais hérité de ma tante Léonie, je m’étais promis d’avoir des collections comme Swann, d’acheter des tableaux, des statues, tout mon argent passait à avoir des chevaux, une automobile, des toilettes pour Albertine. Mais ma chambre ne contenait-elle pas une oeuvre d’art plus précieuse que toutes celles-là? C’était Albertine elle-même. Je la regardais. C’était étrange pour moi de penser que c’était elle, elle que j’avais crue si longtemps impossible même à connaître, qui aujourd’hui, bête sauvage domestiquée, rosier à qui j’avais fourni le tuteur, le cadre, l’espalier de sa vie, était ainsi assise, chaque jour, chez elle, près de moi, devant la pianola, adossée à ma bibliothèque. Ses épaules, que j’avais vues baissées et sournoises quand elle rapportait les clubs de golf, s’appuyaient à mes livres. Ses belles jambes, que le premier jour j’avais imaginées avec raison d’avoir manoeuvré pendant toute son adolescence les pédales d’une bicyclette, montaient et descendaient tour à tour sur celles du pianola, où Albertine, devenue d’une élégance qui me faisait sentir plus à moi, parce que c’était de moi qu’elle lui venait, posait ses souliers en toile d’or. Ses doigts, jadis familiers du guidon, se posaient maintenant sur les touches comme ceux d’une sainte Cécile; son cou dont le tour, vu de mon lit, était plein et fort et, à cette distance et sous la lumière de la lampe, paraissait plus rose, moins rose pourtant que son visage incliné de profil, auquel mes regards, venant des profondeurs de moi-même, chargés de souvenirs et brûlant de désir, ajoutaient un tel brillant, une telle intensité de vie, que son relief semblait s’enlever, et tourner avec la même puissance presque magique que le jour, à l’hôtel de Balbec, où ma vue était brouillée par mon trop grand désir de l’embrasser, j’en prolongeais chaque surface au delà de ce que j’en pouvais voir et sentir -paupières qui fermaient à demi les yeux, chevelure qui cachait le haut des joues- le relief de ces plans superposés; les yeux (comme, dans un minéral d’opale où elle est encore engainée, les deux plaques seules polies encore) devenus plus résistants que du métal tout en restant plus brillants que la lumière, faisant apparaître, au milieu de la matière aveugle qui les surplombe, comme les ailes de soie mauve d’un papillon qu’on aurait mis sous verre; et les cheveux, noirs et crespelés, montrant d’autres ensembles selon qu’elle se tournait vers moi pour me demander ce qu’elle devait jouer, tantôt une aile magnifique, aiguë à sa pointe, large à sa base, noire, empennée et triangulaire, tantôt massant le relief de leurs boucles en une chaîne puissante et variée, pleine de crêtes, de lignes de partage, de précipices, avec leur fouetté si riche et si multiple semblant dépasser la variété que réalise habituellement la nature, et répondre plutôt au désir d’un sculpteur qui accumule les difficultés pour faire valoir la souplesse, la fougue, le fondu, la vie de son exécution, faisaient sortir davantage, en l’interrompant pour la recouvrir, la courbe animée et comme la rotation du visage lisse et rose, du mat verni d’un bois peint..