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Le temps retrouvé | M. passa un temps a Tansonville, a casa de Gilberte i Saint-Loup s’ha tornat homo amb Morel. Torna a París. Esclata la guerra. Saló Verdurin. Trobada amb Charlus al carrer. Entrada a la casa de cites homo sadomaso que regenta Jupien. Mor Saint-Loup. (p. 207) Passa uns anys reclos en una casa de salut i torna a Paris, pel camí reflexiona sobre la manca de capacitat literària. Just abans d’entrar a una matinée de la Princesa Guermantes (p. 220) recorda sensacions i s’adona que pot retrovar el temps perdut ... Esbós d’una teoria del record i de les transformacions del jo fins a la p. 288. Una altra reflexió, el temps ens canvia i ens torna vells. El temps també causa canvis socials i de costums. Al final decideix retirar-se a escriure una obra sobre el temps, una obra, no pas de detalls minuciosos, sinó d’exposició de principis generals. Matinée Guermantes. Companyia de Gilberte. Ascens mundà de l’antiga amant de Saint-Loup, Rachel; menyspreu de la Berma. Reflexions sobre el temps. Darrera atracció per una noia jove, la filla de Gilberte. |
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El sonp. 39Je m’arrêtai là, car je partais le lendemain; et d’ailleurs, c’était l’heure où me réclamait l’autre maître au service de qui nous sommes chaque jour, pour une moitié de notre temps. La tâche à laquelle il nous astreint, nous l’accomplissons les yeux fermés. Tous les matins il nous rend à notre autre maître, sachant que sans cela nous nous livrerions mal à la sienne. Curieux, quand notre esprit a rouvert ses yeux, de savoir ce que nous avons bien pu faire chez le maître qui étend ses esclaves avant de les mettre à une besogne précipitée, les plus malins, à peine la tâche finie, tâchent de subrepticement regarder. Mais le sommeil lutte avec eux de vitesse pour faire disparaître les traces de ce qu’ils voudraient voir. Et depuis tant de siècles, nous ne savons pas grand’chose là-dessus. Observador de caràcters i sensacionsp. 41Comme un géomètre qui, dépouillant les choses de leurs qualités sensibles, ne voit que leur substratum linéaire, ce que me racontaient les gens m’échappait, car ce qui m’intéressait, c’était non ce qu’ils voulaient dire, mais la manière dont ils le disaient, en tant qu’elle était révélatrice de leur caractère ou de leurs ridicules; ou plutôt c’était un objet qui avait toujours été plus particulièrement le but de ma recherche parce qu’il me donnait un plaisir spécifique, le point qui était commun à un être et à un autre. [...] J’avais beau dîner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que, quand je croyais les regarder, je le radiographiais. [...] Puis ma frivolité, dès que je n’étais pas seul, me faisait désireux de plaire, plus désireux d’amuser en bavardant que de m’instruire en écoutant, à moins que je ne fusse allé dans le monde pour m’interroger sur quelque point d’art ou quelque soupçon jaloux qui m’avait occupé l’esprit avant. Mais j’étais incapable de voir ce dont le désir n’avait pas été éveillé en moi par quelque lecture, ce dont je n’avais pas d’avance dessiné moi-même le croquis que je désirais ensuite confronter avec la réalité. Grans fets, petits fets, inspiració literàriap. 52Ce qui modifie profondément pour eux l’ordre des pensées, c’est bien plutôt quelque chose qui semble en soi n’avoir aucune importance et qui renverse pour eux l’ordre du temps en les faisant contemporains d’un autre temps de leur vie. On peut s’en rendre compte pratiquement à la beauté des pages qu’il inspire: un chant d’oiseau dans le parc de Montboissier, ou une brise chargée de l’odeur du réséda, sont évidemment des événements de moindre conséquence que les plus grandes dates de la Révolution et de l’Empire. Ils on cependant inspiré à Chateaubriand, dans le Mémoires d’Outre-Tombe, des pages d’une valeur infiniment plus grande. p. 68: vocabulari de la borsa La Guerra. Dolors propers i llunyansp. 106Les Verdurin y pensaient pourtant, dira-t-on, puisqu’ils avaient un salon politique où on discutait chaque soir de la situation, non seulement des armées, mais des flottes. Ils pensaient en effet à ces hécatombes de régiments anéantis, de passagers engloutis; mais une opération inverse multiplie à tel point ce qui concerne notre bien-être et divise par un chiffre tellement formidable ce qui ne le concerne pas, que la mort de millions d’inconnus nous chatouille à peine et presque moins désagréablement qu’un courant d’air. Mme. Verdurin, souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait fini par obtenir de Cottard une ordonnance qui lui permit de s'en faire faire dans certain restaurant dont nous avons parlé. Cela avait été presque aussi difficile à obtenir des pouvoirs publics que la nomination d’un général. Elle reprit son premier croissant le matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania. Sadomasoquisme de Charlusp. 159Tout d’un coup, d’une chambre qui était isolée au bout d’un couloir me semblèrent venir des plaintes étouffées. Je marchai vivement dans cette direction et appliquai mon oreille à la porte. “Je vous en supplie, grâce, grâce, pitié, détachez-moi, ne me frappez pas si fort, disait une voix. je vous baise les pieds, je m’humilie, je ne recommencerai pas. Ayez pitié.-Non, crapule, répondit une autre voix, et puisque tu gueules et que tu te traînes à genoux, on va t’attacher sur le lit, pas de pitié”, et j’entendis le bruit du claquement d’un martinet, probablement aiguisé de clous, car il fut suivi de cris de douleur. Alors je m’aperçus qu’il y avait dans cette chambre un oeil-de-boeuf latéral dont on avait oublié de tirer le rideau; cheminant à pas de loup dans l’ombre, je me glissai jusqu’à cet oeil-de-boeuf, et là, enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher, recevant les coups d’un martinet eb effet planté de clous que lui infligeait Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d’ecchymoses qui prouvaient que le supplice n’avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de Charlus. [...p. 161]le baron lui dit: “Je ne voulais pas parler devant ce petit, qui est très gentil et fait de son mieux. Mais je ne le trouve pas assez brutal. Sa figure me plaît, mais il m’appelle crapule comme si c’était une leçon apprise.” [p. 169...] On entendait des clients qui demandaient au patron s’il ne pouvait pas leur faire connaître un valet de pied, un enfant de choeur, un chauffeur nègre [...] Et , comme toute folie reçoit des circonstances des traits particuliers, sinon même une aggravation, un vieillard dont toutes les curiosités avaient sans doute été assouvies demandait avec insistance si on ne pourrait pas lui faire la connaissance d’un mutilé. [p. 174] A ce moment un jeune homme en smoking entre et demanda d’in air d’autorité au patron: “Pourrai-je avoir Léon demain matin à onze heures moins le quart au lieu de onze heures, parce que je déjeune en ville? - Cela dépend, répondit le patron, du temps que le gardera l’abbé.” Poca curiositat pel quotidiàp. 188Françoise, quand je lui parlais d’une église de Milan -ville où elle n’irait probablement jamais-ou de la cathédrale de Reims -fût-ce même de celle d’Arras! - qu’elle ne pourrait voir puisqu’elles étaient plus ou moins détruites, enviait les riches qui peuvent s’offrir le spectacle de pareils trésors, et s’écriait avec un regret nostalgique: “Ah! comme cela devait être beau!”, elle qui, habitant maintenant à Paris depuis tant d’années, n’avait jamais eu la curiosité d’aller voir Notre-Dame. C’est que Notre-Dame faisait précisément partie de Paris, de la ville où se déroulait la vie quotidienne de Françoise et où en conséquence il était difficile à notre vieille servante - comme il l’eût été à moi si l’étude de l’architecture n’avait pas corrigé en moi sur certains points les instincts de Combray - de situer les objets de ses songes. Grandesa moral dels cosins de Françoise.l’obra com a “demostració” sobre la memòriap. 196 Un neveu de Françoise avait été tué à Berry-au-Bac, qui était aussi le neveu de ces cousins millionnaires de Françoise, anciens grands cafetiers retirés depuis longtemps après fortune faite. Il avait été tué, lui, tout petit cafetier sans fortune, qui, parti à la mobilisation âgé de vingt-cinq ans, avait laissé sa jeune femme seule pour tenir le petit bar qu’il croyait regagner quelques mois après. Il avait été tué. Et alors on a vu ceci. Les cousins millionnaires de Françoise, et qui n’étaient rien à la jeune femme, veuve de leur neveu, avaient quitté la campagne où ils étaient retirés depuis dix ans et s’étaient remis cafetiers, sans vouloir toucher un sou; tous les matins à six heures, la femme millionnaire, une vraie dame, était habillée ainsi que sa “demoiselle”, prêtes à aider leur nièce et cousine par alliance. Et depuis près de trois ans, elles rinçaient ainsi des verres et servaient des consommations depuis le matin jusqu’à neuf heures du soir, sans un jour de repos. Dans ce livre où il n’y a pas un seul personnage “à clefs”, où tout a été inventé par moi selon les besoins de ma démonstration, je dois dire à la louange de mon pays que seuls les parents millionnaires de Françoise ayant quitté leur retraite pour aider leur nièce sans appui, que seuls ceux-là sont des gens réels, qui existent. Et persuadé que leur modestie ne s’en offensera pas, pour la raison qu’ils ne liront jamais ce livre, c’est avec un enfantin plaisir et un profonde émotion que, ne pouvant citer les noms de tant d’autres qui durent agir du même et par qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable: ils s’appellent d’un nom si français d’ailleurs, Larivière. S’il y a eu quelques vilains embusqués comme l’impérieux jeune homme en smoking que j’avais vu chez Jupien et dont la seule préoccupation était de savoir s’il pourrait avoir Léon à dix heures et demie “parce qu’il déjeunait en ville”, ils sont rachetés par la foule innombrable de tous les Français de Saint-André-des-Champs, par tous les soldats sublimes auxquels j’égale les Larivière. Mort de Saint-Loup. Imatge de les persones, fragments, promigp. 199Et l’avoir vu si peu en somme, en des sites si variés, dans des circonstances si diverses et séparées par tant d’intervalles, dans ce hall de Balbec, au café de Rivebelle, au quartier de cavalerie et aux dîners militaires de Doncières, au théâtre où il avait giflé un journaliste, chez la princesse de Guermantes, ne faisait que me donner de sa vie des tableaux plus frappants, plus nets, de sa mort un chagrin plus lucide, que l’on n’en a souvent pour des personnes aimées davantage, mais fréquentées si continuellement que l’image que nous gardons d’elles n’est plus qu’une espèce de vague moyenne entre une infinité d’images insensiblement différentes, et aussi que notre affection rassasiée n’a pas, comme pour ceux que nous n’avons vus que pendant des moments limités au cours de rencontres inachevées malgré eux et malgré nous, l’illusion de la possibilité d’une affection plus grande dont les circonstances seules nous auraient frustrés. Descobreix que no és poetap. 208C’était, je me le rappelle à un arrêt du train en
pleine campagne. Le soleil éclairait jusqu’à la moitié
de leur tronc une ligne d’arbres qui suivait la voie du chemin de fer.
“Arbres, pensai-je, vous n’avez plus rien à me dire, mon coeur refroidi
ne vous entend plus. Je suis pourtant ici en pleine nature, eh bien, c’est
avec froideur, avec ennui que mes yeux constatent la ligne qui sépare
votre front lumineux de votre tronc d’ombre. Si j’ai jamais pu me croire
poète, je sais maintenant que je ne le suis pas. Peut-être
dans la nouvelle partie de ma vie, si desséchée, qui s’ouvre,
les hommes pourraient-ils m’inspirer ce que ne me dit plus la nature. Mais
les années où j’aurais peut-être été
capable de la chanter ne reviendront jamais.” Mais, en me donnant cette
consolation d’une observation humaine possible venant prendre la place
d’une inspiration impossible, je savais que je cherchais seulement à
me donner une consolation, et que je savais moi-même sans valeur.
Si j’avais vraiment une âme d’artiste, quel plaisir n’éprouverais-je
pas devant ce rideau d’arbres éclairé par le soleil couchant,
devant cette petites fleurs du talus qui se haussent presque jusqu’au marchepied
du wagon, dont je pourrais compter les pétales, et dont je me garderais
bien de décrire la couleur comme feraient tant de bons lettrés,
car peut-on espérer transmettre au lecteur un plaisir qu’on n’a
pas ressenti?
El record evocat per les rajoles del terra dels Champs Elysées[p. 212 ]Du moins le changement de résidence du prince de Guermantes eut cela de bon pour moi que la voiture qui était venue me chercher pour me conduire et dans laquelle je faisais ces réflexions, dut traverser les rues qui vont vers les Champs-Élysées. Elles étaient fort mal pavées à ce moment-là, mais dès le moment où j’y entrai, je n’en fus pas moins détaché de mes pensées par cette sensation d’une extrême douceur qu’on a quand, tout d’un coup, la voiture roule plus facilement, plus doucement, sans bruit, comme quand, les grilles d’un parc s’étant ouvertes, on glisse sur les allées couvertes d’un sable fin ou de feuilles mortes; matériellement il n’en était rien, mais je sentis tout d’un coup la suppression des obstacles extérieurs parce qu’il n’y avait plus pour moi l’effort d’adaptation ou d’attention que nous faisons, même sans nous en rendre compte, devant les choses nouvelles: les rues par lesquelles je passais en ce moment étaient celles, oubliées depuis si longtemps, que je prenais jadis avec Françoise pour aller aux Champs-Élysées. le sol de lui-même savait où il devait aller; sa résistance était vaincue. Et, comme un aviateur qui a jusque-là péniblement roulé à terre, “décollant” brusquement, je m’élevais lentement vers les hauteurs silencieuses du souvenir. Le temps retrouvé[p. 220-222]Je descendis de nouveau de voiture un peu avant d’arriver chez la princesse
de Guermantes et je recommençai à penser à cette lassitude
et à cet ennui avec lesquels j’avais essayé, la veille, de
noter la ligne qui, dans une des campagnes réputées les plus
belles de France, séparait sur les arbres l’ombre de la lumière.
Certes, les conclusions intellectuelles que j'en avais tirées n’affectaient
pas aujourd’hui aussi cruellement ma sensibilité. [...] Dans un
instant, tant d’amis que je n’avais pas vus depuis si longtemps allaient
sans doute me demander de ne plus m’isoler ainsi, de leur consacrer mes
journées. Je n’avais aucune raison de le leur refuser puisque j’avais
maintenant la preuve que je n’étais plus bon à rien, que
la littérature ne pouvait plus me causer aucune joie, soit par ma
faute, étant trop peu doué, soit par la sienne, si elle était
en effet moins chargée de réalité que je n’avais cru.
[...] Comme il y avait peu de joie dans cette lucidité stérile!
J’ajoute même que si quelquefois j’avais peut -être des plaisirs
(non de l’intelligence) je les dépensais toujours pour une femme
différente; de sorte que, le Destin m’eut-il accordé cent
ans de vie de plus, et sans infirmités, il n’eût fait qu’ajouter
des rallonges successives à une existence toute en longueur, dont
on ne voyait même pas l’intérêt qu’elle se prolongeât
davantage, à plus forte raison longtemps encore.
[record viu][p. 226]Me rappelant trop avec quelle indifférence relative Swann avait pu parler autrefois des jours où il était aimé, parce que sous cette phrase il voyait autre chose qu’eux, et la douleur subite que lui avait causée la petite phrase de Vinteuil en lui rendant ces jours eux-mêmes, tels qu’ils les avait jadis sentis, je comprenais trop que ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi, n’avait aucun rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l’aide d’une mémoire uniforme; et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre, bien qu’a certains moments elle parût si belle, parce que dans le premier cas c’est sur tout autre chose qu’elle-même, sur des images qui ne gardent rien d’elle, qu’on la juge et qu’on la déprécie. Les paradis perdus[p. 227]Oui, si le souvenir, grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée ou à la pointe d’un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes on vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. Re-conèixer[p. 228]Or, cette cause, je la devinais en comparant ces diverses impressions
bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais
à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné,
jusqu’à faire empiéter le passé sur le présent
, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux
je me trouvais; au vrai, l’être qui alors goûtait en moi cette
impression la goûtait en ce qu’elle avait de commun dans un jour
ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extratemporel, un être
qui n’apparaissait que quand, par une de ces identités entre le
présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu
où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire
en dehors du temps. cela expliquait que mes inquiétudes au sujet
de ma mort eussent cessé au moment où j’avais reconnu inconsciemment
le goût de la petite madeleine, jusqu’à ce moment-là
l’être que j’avais été était un être extra-temporel,
par conséquent insoucieux des vicissitudes de l’avenir. Cet être-là
n’était jamais venu à moi, ne s’était jamais manifesté,
qu’en dehors de l’action, de la jouissance immédiate, chaque fois
que le miracle d’une analogie m’avait fait échapper au présent.
Seul, il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le temps
perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence
échouaient toujours.
El més real es troba en nosaltres mateixosp. 234J’avais trop expérimenté l’impossibilité d’atteindre
dans la réalité ce qui était au fond de moi-même;
que ce n’était pas plus sur la place Saint-Marc que ce n’avait été
à mon second voyage à Balbec, ou à mon retour à
Tansonville pour voir Gilberte, que je retrouverais le Temps perdu, et
que le voyage, qui en faisait que me proposer une fois de plus l’illusion
que ces impressions anciennes existaient hors de moi-même, au coin
d’une certaine place, ne pouvait être le moyen que je cherchais.
Les impressions sensibles[p. 236]Je me souvins avec plaisir, parce que cela me montrait que j’étais
déjà le même alors et que cela recouvrait un trait
fondamental de ma nature, avec tristesse aussi en pensant que depuis lors
je n’avais jamais progressé, que déjà a Combray je
fixais avec attention devant mon esprit quelque image qui m’avait forcé
à la regarder, un nuage, un triangle, un clocher, une fleur,
un caillou, en sentant qu’il y avait peut-être sous ces signes quelque
chose de tout autre que je devais tâcher de découvrir, une
pensée, qu’ils traduisaient à la façon de ces caractères
hiéroglyphiques qu’on croirait représenter seulement des
objets matériels. Sans doute ce déchiffrage était
difficile, mais seul il donnait quelque vérité à lire.
Car les vérités que l’intelligence saisit directement à
claire-voie dans le monde de la pleine lumière ont quelque chose
de moins profond, de moins nécessaire que celles que la vie nous
a malgré nous communiquées en une impression, matérielle
parce qu’elle est entrée par nos sens, mais dont nous pouvons dégager
l’esprit. En somme, dans un cas comme dans l’autre, qu’il s’agit d’impressions
comme celle que m’avait donnée la vue des clochers de Martinville,
ou de réminiscences comme celle de l’inégalité des
deux marches ou le goût de la madeleine, il fallait tâcher
d’interpréter les sensations comme les signes d’autant de lois et
d’idées, en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir
de la pénombre ce que j’avais senti, de le convertir en un équivalent
spirituel. Or, ce moyen qui me paraissait le seul, qu’était-ce autre
chose que faire une oeuvre d’art?
Art en silenci i no teoria[p. 240]D’ailleurs, même avant de discuter leur contenu logique, ces théories me paraissaient dénoter chez eux qui les soutenaient une preuve d’infériorité, comme un enfant vraiment bien élevé qui entend des gens chez qui on l’a envoyé déjeuner dire: “Nous avouons tout, nous sommes francs”, sent que cela dénote unes qualité morale inférieure à la bonne action pure et simple, qui ne dit rien. L’art véritable n’a que faire de tant de proclamations et s’accomplit dans le silence. D’ailleurs, ceux qui théorisaient ainsi employaient des expressions toutes faites qui ressemblaient singulièrement à celles d’imbéciles qu’ils flétrissaient. Et peut-être est-ce plutôt à la qualité du langage qu’au genre d’esthétique qu’on peut juger du degré auquel a été porté le travail intellectuel et moral. Mais inversement cette qualité du langage dont croient pouvoir se passer les théoriciens, ceux qui admirent les théoriciens croient facilement qu’elle ne prouve pas une grande valeur intellectuelle, valeur qu’ils ont besoin, pour la discerner, de voir exprimée directement et qu’ils n’induisent pas de la beauté d’une image. D’où la grossière tentation pour l’écrivain d’écrire des oeuvres intellectuelles. Grande indélicatesse. Une oeuvre où il y a a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. Realitat interior / realitat banal[p. 242]Car tous ceux qui n’ont pas le sens artistique, c’est-à-dire la soumission à la réalité intérieure, peuvent être pourvus de la faculté de raisonner à perte de vue sur l’art. Pour peu qu’ils soient par surcroît diplomates ou financiers, mêlés aux “réalités” du temps présent, ils croient volontiers que la littérature est un jeu d’esprit destiné à être éliminé de plus en plus dans l’avenir. Quelques-uns voulaient que le roman fût une sorte de défilé cinématographique des choses. Cette conception était absurde. Rien ne s’éloigne plus de ce que nous avons perçu en réalité qu’une telle vue cinématographique. Impressions dels objectes[p. 244]Certains esprits qui aiment le mystère veulent croire que les
objets conservent quelque chose des yeux qui les regardèrent, que
les monuments et les tableaux ne nous apparaissent que sous le voile sensible
que leur ont tissé l’amour et la contemplation de tant d’adorateurs,
pendant des siècles. Cette chimère deviendrait vraie s’ils
la transposaient dans le domaine de la seule réalité pour
chacun, dans le domaine de sa propre sensibilité. Oui, en ce sens-là,
en ce sens-là seulement (mais il est bien plus grand), une chose
que nous avons regardée autrefois, si nous la revoyons, nous rapporte,
avec le regard que nous y avons posé, toutes les images qui le remplissaient
alors. C’est que les choses -un livre sous sa couverture rouge comme les
autres-, sitôt qu’elles sont perçues par nous, deviennent
en nous quelque chose d’immatériel, de même nature que toutes
nos préoccupations ou nos sensations de ce temps-là, et se
mêlent indissolublement à elles. Tel nom lu dans un livre
autrefois contient entre ses syllabes le vent rapide et le soleil brillant
qu’il faisait quand nous le lisions. De sorte que la littérature
qui se contente de “décrire les choses”, d’en donner seulement un
misérable relevé de lignes et de surfaces, est celle qui,
tout en s’appelant réaliste, est la plus éloignée
de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste
le plus, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent
avec le passé, dont les choses gardaient l’essence, et l’avenir,
où elles nous incitent à la goûter de nouveau. C’est
elle que l’art digne de ce nom doit exprimer, et, s’il y échoue,
on peut encore tirer de son impuissance un enseignement (tandis qu’on n’en
tire aucun des réussites du réalisme), à savoir que
cette essence est en partie subjective et incommunicable.
Estructures de sensacions[p. 249]Une image offerte par la vie nous apportait en réalité, à ce moment-là, des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d’un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de la lune d’une lointaine nuit d’été. Le goût de café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d’un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée qui semblait du lait durci, quand la journée était encore intacte et pleine, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément -rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui -rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style; même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l’une et l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore. La nature ne m’avait pas mis elle-même, à ce point de vue, sur la voie de l’art, n’était-elle pas commencement d’art elle-même, elle qui ne m’avait permis de connaître, souvent, la beauté d’une chose que dans une autre, midi à Combray que dans le bruit de ses cloches, les matinées de Doncières que dans les hoquets de notre calorifère à eau? Le rapport peut être peu intéressant, les objets médiocres, le style mauvais, mais tant qu’il n’y a pas eu cela, il n’y a rien. El llibre essencial que portem dins[p. 251][...] je m’apercevais que ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer, puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur. La vida de debó és la literatura[p. 257]La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature; cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas “développés”. Notre vie, et aussi la vie des autres; car le style pour l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. La vida de debó és l’elaboració de la sensació, no pas l’abstracció ni la posició[p. 258]Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots quelque chose différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même, l’amour-propre, la passion, l’intelligence, et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. En somme, cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s’”observer”, dont les apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées. Ce travail qu’avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d’imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c’est ce travail que l’art défera, c’est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous, qu’il nous fera suivre. ET sans doute c’était une grande tentation que de recréer la vraie vie, de rajeunir les impressions. Mais il fallait du courage de tout genre, et même sentimental. Car c’était avant tout abroger ses plus chères illusions, cesser de croire a l’objectivité de ce qu’on a élaboré soi-même, et, au lieu de se bercer une centième fois de ces mots: “Elle était bien gentille”, lire au travers: “J’avais du plaisir à l’embrasser”. Les impressions afloren pel dolor [o la nostàlgia][p. 259][...] (car, si peu que notre vie doive durer, ce n’est que pendent que
nous souffrons que nos pensées, en quelque sorte agitées
de mouvements perpétuels et changeants, font monter comme dans une
tempête, à un niveau d’où nous pouvons la voir, toute
cette immensité réglée par des lois, sur laquelle,
postés à une fenêtre mal placée, nous n’avons
pas vue, car le calme du bonheur la laisse unie et à un niveau trop
bas; peut-être seulement pour quelques grands génies ce mouvement
existe-t-il constamment sans qu’il y ait besoin pour eux des agitations
de la douleur; encore n’est-il pas certain, quand nous contemplons l’ample
et régulier développement de leurs oeuvres joyeuses, que
nous ne soyons trop portés à supposer d’après la joie
de l’oeuvre celle de la vie, qui a peut-être été au
contraire constamment douloureuse)
La realitat, expressada després del silenci[p. 260]Et quand nous aurons atteint la réalité, pour l’exprimer, pour la conserver nous écarterons ce qui est différent d’elle et que ne cesse de nous apporter la vitesse acquise de l’habitude. Plus que tout j’écarterais ces paroles que les lèvres plutôt que l’esprit choisissent, ces paroles pleines d’humour, comme on ne dit dans la conversation, et qu’après une longue conversation avec les autres on continue à s’adresser facticement à soi-même et qui nous remplissent l’esprit de mensonges, ces paroles toutes physiques qu’accompagne chez l’écrivain qui s’abaisse à les transcrire le petit sourire, la petite grimace qui altère à tout moment, par exemple, la phrase parlée d’un Sainte-Beuve, tandis que les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie mais de l’obscurité et du silence. Et comme l’art recompose exactement la vie, autour des vérités qu’on a atteintes en soi-même flottera toujours une atmosphère de poésie, la douceur d’un mystère qui n’est que le vestige de la pénombre que nous avons dû traverser, l’indication, marquée exactement comme par un altimètre, de la profondeur d’une oeuvre. La memòria, material de l’obra literària[p. 262]Alors, moins éclatante sans doute que celle qui m’avait fait
apercevoir que l’oeuvre d’art était le seul moyen de retrouver le
Temps perdu, une nouvelle lumière se fit en moi. Et je compris que
tous ces matériaux de l’oeuvre littéraire, c’était
ma vie passée; je compris qu’ils étaient venus à moi,
dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la
douleur, emmagasinés par moi, sans que je devinasse plus leur destination,
leur survivance même, que la graine mettant en réserve tous
les aliments qui nourriront la plante. Comme la graine, je pourrais mourir
quand la plante se serait développée, et je me trouvais avoir
vécu pour elle sans le savoir, sans que ma vie me parût devoir
entrer jamais en contact avec ces livres que j’aurais voulu écrire
et pour lesquels, quand je me mettais autrefois à ma table, je ne
trouvais pas de sujet.
Escriure de la pena, sentiments passatgers per a éssers estimats[p. 265]Et quand nous cherchons à extraire la généralité
de notre chagrin, à écrire, nous sommes un peu consolés
peut-être par une autre raison encore que toutes celles que je donne
ici, et qui est que penser d’une façon générale, qu’écrire,
est pour l’écrivain une fonction saine et nécessaire dont
l’accomplissement rend heureux, comme pour les hommes physiques l’exercice,
la sueur, le bain. À vraie dire, contre cela je me révoltais
un peu. J’avais beau croire que la vérité suprême de
la vie est dans l’art, j’avais beau, d’autre part, n’être pas plus
capable de l’effort de souvenir qu’il m’eût fallu pour aimer encore
Albertine que pour pleurer encore ma grand’mère, je me demandais
si tout de même une oeuvre d’art dont elles ne seraient pas conscientes
serait pour elles, pour le destin de ces pauvres mortes, un accomplissement.
Ma grand’mère que j’avais, avec tante d’indifférence, vue
agoniser et mourir près de moi!
Infelicitat qui inspira[p. 270]Car les bonheur seul est salutaire pour le corps, mais c’est le chagrin
qui développe les forces de l’esprit. D’ailleurs, ne nous découvrît-il
pas à chaque fois une loi, qu’il n’en serait pas moins indispensable
pour nous remettre chaque fois dans la vérité, nous forcer
à prendre les choses au sérieux, arrachant chaque fois les
mauvaises herbes de l'habitude, du scepticisme, de la légèreté,
de l'indifférence.
[culminen aquí, a la pàgina 287 unes 70 pàgines dedicades a la recuperació de sensacions, 70 pàgines de meditació just abans de tornar a entrar al saló dels Guermantes, 70 pàgines de nostàlgia just abans de començar a observar el pas dels anys en la gent i en ell mateix, en M. de Argencourt, el seu antic enemic] Els canvis de la vellesa[p. 293, M. d Argencourt]Autour de ce nez, nez nouveau on voyait s’ouvrir des horizons qu’on
n’eût pas osé espérer. La bonté, la tendresse,
jadis impossibles, devenaient possibles avec ces joues-là. On pouvait
faire entendre devant ce menton ce qu’on n’aurait jamais eu l’idée
de dire devant le précédent.
El pas del temps com a tema del llibre[p. 302]Sans doute la cruelle découverte que je venais de faire ne pourrait que me servir en ce qui concernait la matière même de mon livre. Puisque j’avais décidé qu’elle ne pouvait être uniquement constituée par les impressions véritablement pleines, celles qui sont en dehors du temps, parmi les vérités avec lesquelles je comptais les sertir, celles qui se rapportent au temps, au temps dans lequel baignent et changent les hommes, les sociétés, les nations, tiendraient une place importante. El temps, artista que canvia els rostres[p. 306]Je n’aurais pas osé ajouter: “Au lieu de votre beau nez droit on vous a fait le nez crochu de votre père que je ne vous ai jamais connu.” Et en effet c’était un nez nouveau et familial. Bref, l’artiste, le Temps, avait “rendu” tous ces modèles de telle façon qu’ils étaient reconnaissables; mais ils n’étaient pas ressemblants, non parce qu’il les avait flattés, mais parce qu’il les avait vieillis. Cet artiste-là, du reste, travaille fort lentement. Ainsi cette réplique du visage d’Odette, dont, le jour où j’avais pour la première fois vu Bergotte, j’avais aperçu l’esquisse à peine ébauchée dans le visage de Gilberte, le Temps l’avait enfin poussée jusqu’à la plus parfaite ressemblance, pareil à ces peintres qui gardent longtemps une oeuvre et la complètent année par année. La transformació de la valseuse[p. 311]Pour que la vie ait pu arriver à donner à la valseuse ce corps énorme, pour qu’elle eût pu alentir comme au métronome ses mouvements embarrassés, pour qu’avec peut-être comme seule parcelle commune, les joues, plus larges certes, mais qui dès la jeunesse étaient couperosées, elle eût pu substituer à la légère blonde ce vieux maréchal ventripotent, il lui avait fallu accomplir plus de dévastations et de reconstructions que pour mettre un dôme à la place d’une flèche, et quand on pensait qu’un pareil travail s’était opéré non sur de la matière inerte mais sur une chair qui en change qu’insensiblement, le contraste bouleversant entre l’apparition présente et l’être que je me rappelais reculait celui-ci dans un passé plus que lointain, presque invraisemblable. On avait peine à réunir les deux aspects, à penser les deux personnes sous une même dénomination [...] Al final de la vida ens acabem assemblant als pares[p. 313]Je n’avais jamais trouvé aucune ressemblance entre Mme X ... et sa mère, que je n’avais connue que vieille, ayant l’air d’un petit Turc tout tassé. Et en effet j’avais toujours connu Mme X... charmante et droite et pendant très longtemps elle l’était restée, pendant trop longtemps car, comme une personne qui, avant que la nuit n’arrive, a à ne pas oublier de revêtir son déguisement de Turque, elle s’était mise en retard, et aussi était-ce précipitamment, presque tout d’un coup, qu’elle s’était tassée et avait reproduit avec fidélité l’aspect de vieille Turque revêtu jadis par sa mère. Viure en solitud dedicat a la seva obra[p. 366]Certes, j’avais l’intention de recommencer dès demain, bien qu’avec un but cette fois, à vivre dans la solitude. Même chez moi, je ne laisserais pas de gens venir me voir dans mes instants de travail, car le devoir de faire mon oeuvre primait celui d’être poli ou même bon. Les dones desitjades o imaginades[p. 370]C’est ainsi que mon sentiment du mystère avait pu s’appliquer successivement à Gilberte, à la duchesse de Guermantes, à Albertine, à tant d’autres. Sans doute l’inconnu, et presque l’inconnaissable, était devenu le connu, le familier, indifférent ou douloureux, mais retenant de ce qu’il avait été un certain charme. Et à vrai dire, comme dans ces calendriers que le facteur nous apporte pour avoir des étrennes, il n’était pas une de mes années qui n’eût eu à son frontispice, ou intercalée dans ses jours, l’image d’une femme que j’y avais désirée; image souvent d’autant plus arbitraire que parfois je n’avais vu cette femme, quand c’était par exemple, la femme de chambre de Mme Putbus, mme d’Orgeville, ou telle jeune fille dont j’avais vu le nom dans le compte rendu mondain d’un journal, parmi “l’essaim des charmantes valseuses”. Je la devinais belle, m’éprenais d’elle, et lui composais un corps idéal dominant de toute sa hauteur un paysage de la province où j’avais lu, dans l’Annuaire des Châteaux, que se trouvaient les propietés de sa famille. Pour les femmes que j’avais connues, ce paysage était au mois double. Observació dels salons mundans[p. 375]Si on avait analysé l’élégance de la jeune Mme de Cambremer, on y eût trouvé qu’elle était fille du marchand de notre maison, Jupien, et que ce qui avait pu s'ajouter à celle pour la rendre brillante, c’était que son père procurait des hommes à M. de Charlus. Mais tout cela combiné avait produit des effets scintillants, alors que les causes déjà lointaines, non seulement étaient inconnues de beaucoup de nouveaux, mais encore que ceux qui les avaient connues les avaient oubliées, pensant beaucoup plus à l’éclat actuel qu’aux hontes passées, car on prend toujours un nom dans son acception actuelle. Et c’était l’intérêt de ces transformations de salons qu’elles étaient aussi un effet du temps perdu et un phénomène de mémoire. Psicologia tridimensional[p. 421]Et sans doute tous ces plans différents suivent lesquels le Temps, depuis que je venais de le ressaisir dans cette fête, disposait ma vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on use d’ordinaire, d’une sorte de psychologie dans l’espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces résurrections que ma mémoire opérait tant que je songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire, en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu’il était au moment où il était présent, supprime précisément cette grande dimensions du Temps suivant laquelle la vie se réalise. El llibre[p. 423]Enfin cette idée du Temps avait un dernier prix pour moi, elle
était un aiguillon, elle me disait qu’il était temps de commencer
si je voulais atteindre ce que j’avais quelquefois senti au cours de ma
vie, dans de brefs éclairs, du côté de Guermantes,
dans mes promenades en voiture avec Mme de Villeparisis, et qui m’avait
fait considérer la vie comme digne d’être vécue. Combien
me le semblait-elle davantage, maintenant qu’elle me semblait pouvoir être
éclaircie, elle qu’on vit dans les ténèbres, ramenée
au vrai de ce qu’elle était, elle qu’on fausse sans cesse, en somme
réalisée dans un livre! Que celui qui pourrait écrire
un tel livre serait heureux, pensais-je, quel labeur devant lui! Pour en
donner une idée, c’est aux arts les plus élevés et
les plus différents qu’il faudrait emprunter des comparaisons; car
cet écrivain, qui d’ailleurs pour chaque caractère en ferait
apparaître les faces opposées pour montrer son volume, devrait
préparer son livre minutieusement, avec de perpétuels regroupements
de forces, comme une offensive, le supporter comme une fatigue, l’accepter
comme une règle, le construire comme une église, le suivre
comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir
comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer
comme un monde sans laisser de côté ces mystères qui
n’ont probablement leur explication que dans d’autres mondes et dont le
pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans
l’art. Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n’ont
eu le temps que d’être esquissées, et qui ne seront sans doute
jamais finies, à cause de l’ampleur même du plan de l’architecte.
Tresor de records, canvis del jo[p. 428s]Je savais très bien que mon cerveau était un riche basin
minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse
de gisements précieux. Mais aurais-je le temps de les exploter?
J’étais la seule personne capable de le faire. Pour deux raisons:
avec ma mort eût disparu non seulement le seul ouvrier mineur capable
d’extraire ces minerais, mais encore le gisement lui-même; or tout
à l’heure, quand je rentrerais chez moi, il suffirait de la rencontre
de l’auto que je prendrais avec un autre pour que mon corps fût détruit
et que mon esprit, d’où la vie se retirerait, fût forcé
d’abandonner à tout jamais les idées nouvelles qu’en ce moment
même, n’ayant pas eu le temps de les mettre plus en sûreté
dans un livre, il enserrait anxieusement de sa pulpe frémissante,
protectrice, mais fragile. Or, par une bizarre coïncidence, cette
crainte raisonnée du danger naissait en moi à un moment où,
depuis peu, l’idée de la mort m’était devenue indifférente.
La crainte de n’être plus moi m’avait fait jadis horreur, et à
chaque nouvel amour que j’éprouvais (pour Gilberte, pour Albertine),
parce que je ne pouvais supporter l’idée qu’un jour l’être
qui les aimait n’existerait plus, ce qui serait comme une espèce
de mort. Mais à force de se renouveler, cette crainte s’était
naturellement changée en un calme confiant.
Detalls, o lleis generals[p. 433]Bientôt je pus montrer quelques esquisses. Personne n’y comprit rien. Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes au “microscope”, quand je m’étais au contraire servi d’un télescope pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m’appelait fouilleur de détails. Escriure de nit[p. 436]Moi, c’était autre chose que j’avais a`écrire, de plus long, et pour plus d’une personne. Long à écrire. Le jour, tout au plus pourrais-je essayer de dormir, Si je travaillais, ce ne serait que la nuit. Mais il me faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille. Et je vivrais dans l’anxiété de ne pas savoir si le Maître de ma destinée, moins indulgent que le sultan Sheriar, le matin quand j’interrompais mon récit, voudrait bien surseoir à mon arrêt de mort et me permettrait de reprendre la suite le prochain soir. L’home mesurat pels anys de records que du amb ell, el que ocupem en el temps[p. 439]Certes, il est bien d’autres erreurs de nos sens, on a vu que divers
épisodes de ce récit me l’avaient prouvé, qui faussent
pour nous l’aspect réel de ce transcription plus exacte que je m’efforcerais
de donner, ne pas changer la place des sons, m’abstenir de les détacher
de leur cause, à côté de laquelle l’intelligence les
situe après coup, bien que faire chanter doucement la pluie au milieu
de la chambre et tomber en déluge dans la cour l’ébullition
de notre tisane ne dût pas être en somme plus déconcertant
que ce qu’ont fait si souvent les peintres quand ils peignent, très
près où très loin de nous, selon que les lois de la
perspective, l’intensité des couleurs et la première illusion
du regard nous les font apparaître, une voile ou un pic que le raisonnement
déplacera ensuite de distances quelquefois énormes. Je pourrais,
bien que l’erreur soit plus grave, continuer, comme on fait, à mettre
des traits dans le visage d’une passante, alors qu’à la place du
nez, des joues et du menton, il ne devrait y avoir qu’un espace vide sur
lequel jouerait tout au plus le reflet de nos désirs. Et même
si je n’avais pas le loisir de préparer, chose déjà
bien plus importante, les cent masques qu’il convient d’attacher à
un même visage, ne fût-ce que selon les yeux qui le voient
et le sens où ils en lisent les traits, et, pour les mêmes
yeux, selon l’espérance ou la crainte ou au contraire l’amour et
l’habitude qui cachent pendant trente années les changements de
l’âge, même enfin si je n’entreprenais pas, ce dont ma liaison
avec Albertine suffisait pourtant à me montrer que sans cela tout
est factice et mensonger, de représenter certaines personnes non
pas su dehors mais au dedans de nous où leurs moindres actes peuvent
amener des troubles mortels, et de faire varier aussi la lumière
du ciel moral selon les différences de pression de notre sensibilité
ou quand, troublant al sérénité de notre certitude
sous laquelle un objet est si petit, un simple nuage de risque en multiplie
en un moment la grandeur; si je ne pouvais apporter ces changements et
bien d’autres (dont la nécessité, si on veut peindre le réel,
a pu apparaître au cours de ce récit) dans la transcription
d’un univers qui était à redessiner tout entier, du moins
ne manquerais-je pas d’y écrire l’homme comme ayant la longueur
non de son corps mais de ses années, comme devant, tâche de
plus en plus énorme et qui finit par le vaincre, les traîner
avec lui quand il se déplace.
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